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« À la campagne, on te voit »

Kokob Tesfazghi achèvera son apprentissage en mai 2024. Si l’aspirant charpentier aborde la vie avec une grande simplicité, le parcours qui l’a porté jusque sous les toits n’a quant à lui pas toujours été facile. Grâce à l’aide de compagnes et compagnons engagé·e·s, d’une famille d’accueil et d’un maître d’apprentissage ouvert d’esprit, l’avenir semble toutefois sourire au jeune Érythréen.

Par Barbara Graf Mousa, rédactrice à l’OSAR

Kokob Tesfazghi avait 14 ans lorsqu’il a mis le cap sur la frontière soudanaise. « Mes parents Ă©taient militaires, mon frère aussi. Je savais donc quelle vie m’attendait en ÉrythrĂ©e : une vie sans libertĂ©, sous contrĂ´le permanent, sans formation et sans choix. Â» L’armĂ©e Ă©rythrĂ©enne recrute en fonction de la taille plutĂ´t que de l’âge, explique le jeune homme costaud. Avec sa stature, il Ă©tait grand temps pour lui de disparaĂ®tre pour Ă©chapper au radar du rĂ©gime Ă©rythrĂ©en. La route passant par Khartoum, la capitale soudanaise, Ă©tait l’une des principales routes migratoires en 2013. Beaucoup de personnes Ă©rythrĂ©ennes en quĂŞte de protection y vivaient avant le dĂ©but de la guerre et Ă©taient plus ou moins tolĂ©rĂ©es en tant que main-d’œuvre bon marchĂ©. Tout comme Kokob Tesfazghi, nombre d’entre elles y ont gagnĂ© l’argent nĂ©cessaire pour payer un passeur qui les a conduites Ă  travers le dĂ©sert libyen jusqu’à la MĂ©diterranĂ©e, Ă  l’une des frontières extĂ©rieures de l’UE. Avec le recul, l’ÉrythrĂ©en de 26 ans dit avoir eu beaucoup de chance, car dans son cas, la dangereuse traversĂ©e du dĂ©sert puis de la MĂ©diterranĂ©e vers l’Italie s’est faite rapidement et donc sans encombre.

L’arrivée dans une structure

Trois ans après avoir quittĂ© l’ÉrythrĂ©e, Kokob Tesfazghi a dĂ©posĂ© sa demande d’asile au centre fĂ©dĂ©ral pour requĂ©rants d’asile de Kreuzlingen. Il avait 17 ans et Ă©tait finalement arrivĂ© en Suisse, en tout cas physiquement. « J’ai du mal Ă  expliquer aujourd’hui comment je me sentais en arrivant au centre fĂ©dĂ©ral pour requĂ©rants d’asile. Mon corps Ă©tait lĂ , mais mon esprit pratiquement plus. Mes souvenirs des premiers jours et semaines en Suisse restent comme enveloppĂ©s d’un Ă©pais brouillard. Â» Il se remĂ©more en revanche volontiers son sĂ©jour Ă  Belp, dans l’ancien centre pour personnes requĂ©rantes d’asile mineures non accompagnĂ©es (RMNA) ouvert par la commune de Belp en collaboration avec le canton de Berne en 2014 pour pallier le manque de places dans le centre de Langnau, dans le mĂŞme canton. Sur les quelque 140 personnes mineures non accompagnĂ©es, 40, majoritairement Ă©rythrĂ©ennes, y ont trouvĂ© un logement adaptĂ© Ă  leur âge au Zentrum Bäregg, aujourd’hui gĂ©rĂ© par l’organisation Zugang B. Ces jeunes personnes rĂ©fugiĂ©es isolĂ©es, qui avaient alors entre 14 et 18 ans, ont obtenu d’emblĂ©e une structure quotidienne claire : Ă©cole et cours d’allemand le matin et activitĂ©s de loisirs, principalement sportives, l’après-midi. Les enfants de l’époque sont aujourd’hui adultes. Comme Kokob Tesfazghi, beaucoup ont appris un mĂ©tier et trouvĂ© leur place dans la sociĂ©tĂ© : « Ce sĂ©jour Ă  Belp a Ă©tĂ© une phase très positive et importante pour mes camarades et moi-mĂŞme. LĂ -bas, j’ai pu vraiment me poser, finir ma dixième annĂ©e, apprendre l’allemand, faire du sport l’après-midi avec des jeunes de mon âge Â», se souvient-il. L’Organisation suisse d’aide aux rĂ©fugiĂ©s (OSAR) plaide instamment pour des structures d’encadrement et d’hĂ©bergement adaptĂ©es aux enfants. ConformĂ©ment Ă  la Convention de l’ONU sur les droits de l’enfant, ratifiĂ©e par la Suisse en 1997, les droits de l’enfant incluent la scolarisation et l’encouragement de l’apprentissage de la langue dès le premier jour, ainsi que des activitĂ©s de loisirs favorisant la participation Ă  la vie sociale. En mĂŞme temps, l’intĂ©gration rĂ©ussie de jeunes et de future main-d’œuvre bĂ©nĂ©ficie Ă  la sociĂ©tĂ©.

Des réseaux de soutien

Comme beaucoup d’ex-RMNA, Kokob a aussi nouĂ© des liens utiles avec des Suissesses et des Suisses pendant son sĂ©jour Ă  Belp, qui perdurent encore aujourd’hui. Ces compagnes et compagnons sont des bĂ©nĂ©voles engagé·e·s disposant d’un bon rĂ©seau. Des personnes qui s’occupent, de manière bienveillante et rationnelle, d’enfants et jeunes isolé·e·s dans le processus d’asile, leur ouvrent sans cesse de nouvelles portes, facilitent leurs dĂ©marches administratives, les encouragent et les motivent, croient en elles et en leurs qualitĂ©s. « On est encore très jeune Ă  cet âge et pas assez mature pour choisir un mĂ©tier Â», estime Kokob Tesfazghi. « Avoir Ă  tes cĂ´tĂ©s une personne qui t’explique comment le système fonctionne ici, qui t’encourage et qui croit en toi est une chance immense. Â» L’une de ses compagnes l’a mis en contact avec une famille d’accueil, tandis qu’une enseignante de sport au centre pour RMNA de Belp connaissait l’atelier de menuiserie oĂą il a pu suivre une formation Ă©lĂ©mentaire. Après plus d’un an, Kokob lui-mĂŞme ne croyait pas encore totalement en ses capacitĂ©s. « C’est mon maĂ®tre d’apprentissage qui m’a convaincu, lors de nombreuses discussions intĂ©ressantes, Ă  tenter l’apprentissage Â», raconte-t-il. « Mon chef fait attention Ă  l’atmosphère dans son entreprise. Tous les matins, il nous demande comment nous allons. La collĂ©gialitĂ© dans l’équipe compte tout autant Ă  ses yeux que la bière que nous partageons tous les vendredis pour clĂ´turer la semaine. Â» Kokob Tesfazghi ne voit pas le travail comme une obligation. Au contraire, il lui apporte bien-ĂŞtre et satisfaction et il peut voir chaque soir le rĂ©sultat de ses efforts. Il confie avoir mal vĂ©cu la longue pĂ©riode pendant laquelle il n’a pas pu travailler Ă  cause d’un accident.

Détermination et simplicité

Kokob Tesfazghi se dĂ©crit lui-mĂŞme comme un homme simple et rĂ©solu.  « Ă‡a ne me dĂ©range pas quand une personne se montre mĂ©fiante, voire tient des propos racistes Ă  mon Ă©gard. Ils rentrent par une oreille et ressortent par l’autre. Je me sens très libre ici. Je peux donner mon avis librement sans qu’il m’arrive quoi que ce soit. Â» Le fait d’être constamment sous-estimĂ© en raison de ses origines africaines, en revanche, le met très en colère.

Kokob vit Ă  la campagne depuis quelques annĂ©es, après avoir tentĂ© Ă  deux reprises la vie en colocation : une fois en pleine ville et l’autre en pĂ©riphĂ©rie, une fois exclusivement avec des personnes rĂ©fugiĂ©es et l’autre avec un mĂ©lange de colocataires ayant connu l’exil et ayant grandi en Suisse. « Personne ne te voit en ville. C’est tout l’inverse Ă  la campagne Â», raconte-t-il. « Tu dois te montrer tel·le que tu es et assumer tes responsabilitĂ©s envers toi-mĂŞme. C’est ma stratĂ©gie : je respecte les personnes telles qu’elles sont et en gĂ©nĂ©ral, elles me respectent aussi. Â» Il garde Ă©galement un bon souvenir des deux annĂ©es passĂ©es en famille d’accueil : « Nous sommes toujours rĂ©gulièrement en contact. Je recommande vivement la vie en famille Â», affirme-t-il. « Tu apprends très rapidement un tas de choses sur le pays, la langue, la culture, les mentalitĂ©s. J’étais aussi le grand frère de deux enfants, c’était très chouette. Â»

Après presque neuf ans, Kokob Tesfazghi n’est toutefois toujours admis qu’à titre provisoire. Il a mĂŞme entamĂ© sa formation Ă©lĂ©mentaire avec un permis N, c’est-Ă -dire en tant que requĂ©rant d’asile en procĂ©dure. Son employeur a fait des pieds et des mains auprès du SecrĂ©tariat d’État aux migrations (SEM) pour obtenir l’autorisation pour sa formation Ă©lĂ©mentaire et son apprentissage. « Pour l’heure, ma prioritĂ© est de finir mon apprentissage avec de bons rĂ©sultats Â», explique-t-il. « Je m’occuperai de mon statut de sĂ©jour plus tard. Â»

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