Interview et photographie : Barbara Graf Mousa, rédactrice à l’OSAR
Cihan Dilber, oĂą avez-vous grandi ?
« Je suis né en Turquie et j’ai grandi dans plusieurs régions du pays. Jusqu’à mon entrée à l’université, j’avais fréquenté six écoles différentes et je n’avais jamais vécu plus de trois ans dans la même ville. »
Quelle était l’atmosphère en Turquie pendant votre enfance et votre jeunesse ?
« La Turquie connaissait déjà des problèmes économiques et politiques à cette époque-là , mais la polarisation et la division de la société n’étaient pas aussi fortes. Les gens n’étaient pas aussi hostiles et désespérés qu’aujourd’hui. »
Vous avez étudié le droit à l’université d’Ankara...
« C’est exact. J’ai ensuite entamé une formation de deux ans pour devenir procureur. »
… et vous y avez rencontré l’amour de votre vie.
« Oh oui, j’ai eu beaucoup de chance ! Nous nous sommes marié-e-s et en 2011, j’ai été nommé procureur et ma femme a été nommée juge. Nous avons alors commencé à exercer nos fonctions. Pendant cinq ans, jusqu’au 15 juillet 2016 pour être exact, nous avons travaillé consciencieusement et avec beaucoup de succès.
Quelle Ă©tait la situation en Turquie lorsque vous avez dĂ» quitter le pays ?
« De nombreuses personnes étaient détenues en raison de leurs opinions politiques, de leur race ou de leur appartenance à un groupe social. En fait, quiconque s’opposait au gouvernement était menacé-e. Malheureusement, la situation se détériore chaque jour. »
Votre femme et vous-même avez été particulièrement affecté-e-s par les événements en raison de vos professions. Que vous est-il arrivé exactement ?
« Le 15 juillet 2016, cinq ou six heures environ après la tentative de coup d’État, toujours pas élucidée, nous avons été licencié-e-s et arrêté-e-s avec 2745 autres juges et procureur-e-s. Notre droit à la sécurité, consacré dans la constitution, a tout simplement été ignoré et nous avons été arrêté-e-s au motif que nous étions des terroristes responsables de la tentative de coup d’État. Jusqu’à aujourd’hui, aucun élément de preuve ne nous a été présenté. »
Que s’est-il passé ensuite ?
« Ma femme a été détenue pendant neuf mois et moi pendant 20 mois. Notre fils, âgé de quatre ans, a dû passer deux mois en prison avec sa mère. Lorsque nous avons été libéré-e-s, nous avons dû quitter le pays sans attendre la fin du procès encore en cours. Nous avons risqué notre vie pour ne pas devoir payer pour un crime que nous n’avions pas commis. »
Êtes-vous encore aujourd’hui fortement menacé-e-s en Turquie ?
« Oui, si nous nous trouvions en ce moment en Turquie, nous serions toujours en danger, car les charges contre nous n’ont pas été abandonnées. Les condamnations que nous encourons sont certes illégales, entièrement motivées par des considérations politiques et prononcées sans aucune preuve, mais elles sont applicables en Turquie. »
Quels sont les dangers qui menacent aujourd’hui vos proches en Turquie ? Pouvez-vous nous donner un exemple ?
« Malheureusement, nos proches aussi vivent constamment dans la peur à cause de ce procès illégal et hostile. Il leur est impossible de s’exprimer en public et de soutenir ouvertement leurs proches injustement accusé-e-s et relâché-e-s par le gouvernement. Par exemple, si les autorités ne parviennent pas à trouver une personne visée par une perquisition ou une arrestation, elles se tournent vers sa famille et font pression sur elle. Les membres de la famille sont notamment menacé-e-s de licenciement et les personnes qui aident leurs proches font elles aussi l’objet d’une enquête. Il suffit de publier des messages de soutien sur les réseaux sociaux pour entrer dans le viseur des autorités. La pression exercée sur la population est énorme. »
Que pensez-vous de la réélection de Recep Tayyip Erdoğan ?
Je pense qu’une étude sociologique est requise. Je vous donne un exemple pour illustrer mon propos : bien que de nombreuses personnes soient décédées lors des récents tremblements de terre par négligence du gouvernement, c’est précisément dans ces provinces qu’Erdoğan a obtenu le plus de voix. En outre, les élections ne se sont pas déroulées de manière équitable. En effet, des milliers d’urnes n’ont pas été vérifiées malgré les accusations de manipulation. Sans compter que la liberté de la presse n’existe malheureusement pas dans le pays et la population est constamment bombardée d’informations diffusées par des journaux et des chaînes de télévision qui font de la propagande pour le gouvernement.
Pourquoi tant de personnes turques en exil ont-elles voté pour lui ?
Je pense qu’une grande partie des électrices et des électeurs qui vivent à l’étranger ont voté pour lui parce que ces personnes sont conservatrices et religieuses et parce qu’Erdoğan représente l’Islam politique. Elles ne sont en outre pas en mesure d’analyser correctement la situation en Turquie puisqu’elles n’y vivent pas. »
Voyez-vous un avenir meilleur pour la Turquie ?
« J’aimerais pouvoir vous dire oui ! Mais malheureusement, l’avenir de la Turquie me semble très sombre. Le droit et la démocratie ont disparu, remplacés par un régime dominé par un seul homme et un seul parti. La crise économique va donc encore s’aggraver. Toutes les personnes qui ont suivi une formation et qui pourraient contribuer à l’amélioration de la situation sont soit en prison, soit exclues de la société ou contraintes de fuir à l’étranger. Le système éducatif est très mauvais. Les nominations sont fondées sur le lien de parenté et l’appartenance à un parti, et non sur le mérite. Les résultats de cette pratique sont déjà flagrants. »