Seraina Nufer, coresponsable du département Protection
Selon les statistiques du SEM, 76 % des personnes adultes réfugiées d’Ukraine qui ont demandé une protection en Suisse sont des femmes et 24 % des hommes. Parmi les personnes adultes qui se trouvent en procédure d’asile en Suisse, c’est-à -dire les personnes en quête de protection qui viennent d’autres pays d'origine, 74 % sont des hommes et 26 % des femmes.
Une image non représentative : à l’échelle mondiale, autant de femmes que d’hommes sont en exil
Les chiffres du HCR des Nations Unies montrent que la balance des genres au niveau mondial est équilibrée puisque 51 % des personnes adultes contraintes à l’exil sont des hommes et 49 % des femmes. La perspective suisse et même européenne n'est pas représentative de ce qui se passe dans le reste du monde. Pourquoi la situation est-elle différente sur le vieux continent ? La réponse ne se limite pas à une seule raison. Parmi les nombreux facteurs qui déterminent qui fuit vers quel pays, voici deux explications :
L’exil est dangereux. Comme il existe très peu de routes migratoires sûres et légales, les personnes obligées de fuir mettent leur vie en jeu pour se réfugier dans un pays sûr. Souvent, les familles qui fuient les zones de conflits armés se dirigent d’abord vers un pays voisin, où elles seront plus en sécurité, mais bien souvent elles n’y trouvent aucune perspective de rester. En outre, sur le chemin de l’exil, les femmes courent un très grand risque de subir des violences sexuelles. C'est pourquoi beaucoup de pères de famille décident de poursuivre seuls le voyage, afin de trouver un lieu sûr où leur famille pourra ensuite les rejoindre. Ainsi, ce sont plutôt les hommes qui décident de fuir par les dangereuses routes migratoires de Méditerranée et les traversées en bateau, tandis que les familles et les femmes accompagnées d’un homme empruntent davantage les voies terrestres. Selon une étude de la Banque mondiale menée en 2019, la majorité des personnes en quête de protection qui ont fui vers la Grèce en passant par la Turquie plutôt qu’en traversant la mer vers l’Italie par la Libye étaient des femmes et des enfants. Tandis qu’une grande partie des personnes réfugiées en Grèce sont originaires d’Afghanistan, de Syrie et d’Irak, la plupart des personnes qui se réfugient en Italie par la Libye viennent d’Afrique subsaharienne. La situation géographique est donc un critère déterminant de qui fuit vers quel pays. Étant donné que ce sont davantage les personnes d’Afrique subsaharienne qui parviennent à gagner l’Europe par l’Italie en traversant la Méditerranée centrale, le pourcentage d’homme est plus élevé que parmi les personnes d’Afghanistan, de Syrie et d’Irak qui se réfugient en Europe en passant par la Grèce. La répartition des genres est donc différente en fonction des pays d’origine. Contrairement à d’autres régions, l’exil de l’Ukraine vers la Suisse est légal, plus simple et plus sûr, ce qui rend la route davantage possible pour les femmes et les enfants.
L’exil est cher. La quasi-absence de routes migratoires légales oblige la plupart des personnes qui fuient la persécution, la guerre et la violence à payer cher des passeurs onéreux pour trouver refuge dans un pays sûr. Alors qu’un voyage à l’intérieur du pays ou vers un état limitrophe peut au mieux être financé pour toute une famille, l’exil vers la lointaine Europe et la Suisse se monnaie à prix d’or et n'est possible bien souvent que pour une seule personne. Dans ce cas, la famille décide de laisser partir celle qui a le plus de chance d’arriver vivante et plus ou moins indemne. Comme mentionné plus haut, il s’agit le plus souvent des hommes.
Pourquoi les hommes quittent-ils leur pays au lieu de le défendre ?
Là aussi la réponse ne se trouve pas dans une simple explication générale, mais en considérant plusieurs facteurs. Aujourd’hui, les guerres « classiques » entre deux États sont devenues rares, cédant la place aux guerres civiles à l’intérieur des pays où différents groupes armés s’affrontent souvent pendant des décennies. Les parties au conflit sont beaucoup moins claires que dans une guerre d’agression et des questions légitimes se posent. Dans un tel contexte, que signifie « se battre pour son pays » ? Faut-il choisir un camp dans une guerre civile ? Faut-il se battre contre ses concitoyens et concitoyennes, contre ses voisins et voisines ou même ses proches ?
Les hommes sont davantage touchés par le service militaire que les femmes et nombre d’entre eux fuient des obligations militaires aussi excessives qu’indéfendables dans un État de droit pour chercher protection dans d’autres pays. Cela concerne notamment les jeunes hommes d’Afghanistan ou de Syrie en proie à des guerres civiles ou ceux qui vivent sous une dictature telle qu’en Érythrée. Les conditions du service national dans ces pays ne sont en rien comparables aux obligations militaires légitimes d’un État de droit comme nous les connaissons en Suisse par exemple. En mars dernier, le magazine Republik rapportait de manière éloquente les conditions désastreuses au sein de l’armée afghane : les jeunes hommes, souvent issus de familles défavorisées, ont servi pendant 20 ans une institution brutale et corrompue, accomplissant des missions de plusieurs semaines ou mois, en danger de mort permanent, avec insuffisamment voire aucune munition, sans repas réguliers ni solde. Des dizaines de milliers ont perdu la vie. Selon l’Analyse pays de l’OSAR, les membres des forces de sécurité de l’ancien régime sont considérés comme une menace depuis la prise de pouvoir par les talibans en août 2021 et au moins 130 d’entre eux ont été tués. Les personnes qui ont rallié les rangs du Front national de libération sont exécutées et celles qui entretiennent des liens présumés sont arrêtées et torturées.
En Érythrée, les hommes, les femmes et parfois même les enfants sont enrôlés de force et pour une durée indéterminée dans le service national où ils et elles subissent de graves violations des droits humains. Les personnes qui désertent ou refusent de servir sont arrêtées et torturées. En Syrie, les hommes engagés dans le service militaire sous le régime brutal de Bachar el-Assad ont été contraints de combattre contre la population et de se rendre coupables d’atrocités. La Cour de justice de l'Union européenne a confirmé en novembre 2020 que le refus d’accomplir le service militaire si celui-ci enfreint les droits humains est considéré comme un motif d’asile.
Qui voudrait rester ?
Dans le cas de la guerre en Ukraine, les obligations militaires se répercutent différemment sur la proportion entre hommes et femmes des personnes réfugiées. L’explication se trouve dans la législation ukrainienne. En effet, les Ukrainiens en âge de servir n’ont pas le droit de quitter le pays. S’ils le pouvaient, certains le feraient probablement, d’autant que la durée du conflit détériore chaque jour les conditions.
Quiconque – homme, femme ou enfant – a le droit de fuir la persécution et de chercher protection dans un autre pays. Les contextes que fuient les personnes réfugiées sont souvent très complexes. Il est dès lors impossible de juger d’emblée si une personne a droit à une protection au sens de la Convention de Genève sur les réfugiés et en vertu des droits humains. Pour ce faire, on recourt à la procédure d’asile au cours de laquelle des spécialistes vérifient minutieusement et au cas par cas si une personne a besoin de protection ou non. Sans connaître le contexte individuel, il est présomptueux d'accuser les personnes en quête de protection d'avoir abandonné leur pays d'origine de manière injustifiée.