Interview : Jeannine König, responsable de l’équipe de relations publiques, département Communication de l’OSAR
Dr Babiker, dans votre récent rapport annuel que vous avez présenté au Conseil des droits de l’homme à Genève au mois de juin, vous constatez l’absence de tout signe de progrès dans la situation des droits humains en Érythrée. Au contraire, vous dites qu’elle s’est détériorée par rapport à l’année dernière dans plusieurs domaines. Pouvez-vous nous citer ces principales détériorations ?
« J’avais espéré que non seulement la signature de l’accord de cessation des hostilités par le gouvernement éthiopien et le Front populaire de libération du Tigré en novembre 2022 permettrait d’avancer sur la voie de la paix en Éthiopie, mais aussi qu’elle conduirait à des améliorations de la situation des droits humains en Érythrée et à l’élaboration de mesures de responsabilisation. En réalité, les autorités érythréennes poursuivent leurs campagnes de conscription, qui consistent à rassembler des jeunes en masse et à les enrôler de force en recourant à la violence et aux sanctions collectives des familles des personnes astreintes au service militaire.
La répression de la liberté de religion et de conviction s’est également intensifiée l’an dernier. Plusieurs vagues d’arrestations massives de chefs religieux et d’adeptes ont eu lieu. Selon des témoignages, 150 personnes chrétiennes ont été arrêtées lors d’un rassemblement à Asmara en septembre 2022. Si quelques femmes et enfants ont été remis-es en liberté, 98 personnes ont été maintenues en détention dans la prison de Mai Serwa. En octobre 2022, trois prêtres catholiques ont été arrêtés arbitrairement avant d’être relâchés fin décembre. Des rafles menées en janvier 2023 ont également conduit à l’arrestation et à l’incarcération à Mai Serwa de 39 femmes et cinq hommes de foi chrétienne. En mars 2023, 30 personnes chrétiennes qui s’étaient réunies pour la célébration du culte à Keren ont été arrêtées. En avril, environ 400 chrétiennes et chrétiens évangéliques, 27 témoins de Jéhovah et plus de 40 moines orthodoxes, partisans du défunt patriarche Abune Antonios, ont fait l’objet d’arrestations arbitraires. »
L’Érythrée applique depuis longtemps une politique de service national à durée indéterminée, avec une composante de service civil et une composante de service militaire obligatoire. Dans votre rapport, vous constatez une détérioration des méthodes d’enrôlement au service national par rapport à l’an dernier. Quelle est la situation actuelle ?
« Le service national reste l’un des principaux instruments de contrôle social et économique dont dispose le gouvernement érythréen. Des centaines de milliers d’Érythréennes et d’Érythréens continuent de devoir prendre part à ce système de travail forcé et de service militaire soutenu par l’État et doivent souvent servir pendant des décennies dans des conditions d’exploitation indignes, sans avoir le droit de choisir librement leur métier et pour une paie de misère. C’est un système qui porte atteinte au droit au travail et à un niveau de vie suffisant de toute la population érythréenne. Ces modes d’enrôlement que j’ai décrits dans mon dernier rapport au Conseil se sont durcis l’année dernière : il y a eu une recrudescence de l’enrôlement forcé entre le milieu et la fin de l’année 2022 et un recours accru aux pratiques coercitives visant à contraindre les Érythréennes et les Érythréens, y compris les enfants et les personnes âgées, au service militaire. Ces pratiques incluaient les sanctions collectives de familles entières : expulsion du domicile, saisie des biens et mise à la rue, amendes, refus de l’accès aux bons d’achat pour les produits alimentaires et mise en détention de membres de la famille pour forcer celles et ceux qui voudraient se soustraire à la conscription à se rendre aux autorités. Des enfants ont continué à être rassemblé-e-s pour être enrôlé-e-s en masse. Comme je l’ai dit, j’avais espéré un recul des convocations après la signature de l’accord de paix, mais celles-ci se sont poursuivies en 2023 à la faveur des nouvelles campagnes menées pendant le premier semestre. »
Quelles sont les violations les plus fréquentes des droits humains dans le contexte du service national ?
« Comme je l’ai déjà dit à différentes tribunes, mon point de vue d’expert est que le risque d’être soumis au service national devrait constituer un motif de protection internationale. Sous sa forme actuelle, le service national est inextricablement lié au travail forcé et à des pratiques analogues à l’esclavage. Comme expliqué dans de nombreux rapports des Nations Unies, notamment ceux élaborés dans le cadre de mon mandat et par la commission d’enquête de l’ONU sur l’Érythrée, un nombre élevé d’actes de torture, de traitements inhumains ou dégradants, de violences sexuelles et sexistes, de mises en détention arbitraires et de disparitions forcées, ainsi que de violations du droit à la vie de famille, à un travail décent et à un niveau de vie suffisant qui en découlent, ont été recensés en lien avec le service national. D’autres aspects encore justifient d’octroyer une protection et un soutien aux personnes réfugiées d’Érythrée : la durée indéterminée du service, les conditions d’exploitation, inhumaines ou dégradantes et les violations persistantes des droits humains, ainsi que l’absence de toute responsabilisation à l’égard des sévices commis dans le cadre du service national. »
Vous parlez aussi de sanctions collectives des familles des réfractaires. En quoi consistent-elles exactement ?
« Cela fait plus d’une décennie que des milliers de jeunes Érythréennes et Érythréens, voyant les anciennes générations soumises au travail forcé et au service militaire pendant des années, tentent de se soustraire au service national. Ces jeunes refusent de subir le même sort que leurs parents et que leurs frères et sœurs aîné-e-s et fuient le pays par milliers chaque année. Le conflit au Tigré a encore exacerbé la situation : hommes, femmes et enfants essaient d’éviter d’être envoyé-e-s au front en Éthiopie. Les personnes qui sont enrôlées ou en âge d’être conscrites se cachent. Les enfants arrêtent l’école de plus en plus tôt pour échapper aux « giffas », les rafles. En réaction, si des personnes astreintes au service militaire ne se présentent pas, les autorités font pression sur les réfractaires en punissant leurs familles. Selon de nombreux témoignages, à leur arrivée dans des villages ou des maisons pour arrêter des personnes considérées comme réfractaires sans réussir à mettre la main dessus, des soldates et soldats ont arrêté et incarcéré les membres de leur famille à leur place pour les obliger à céder. Dans d’autres cas, des militaires ont expulsé de leur domicile et jeté à la rue, dans la précarité, les proches d’hommes et de femmes refusant de servir. Les membres du voisinage ont été menacés du même sort s’ils aidaient les familles concernées. Les familles ont également reçu des amendes et se sont vu refuser les bons d’achat nécessaires pour accéder aux produits alimentaires soumis au contrôle des prix. On m’a parlé d’un village dans lequel les soldates et les soldats ont emporté le bétail et détruit les champs de personnes qui n’ont pas voulu livrer leurs proches. »
Vous écrivez que le service militaire national a aussi des conséquences sur les droits économiques, sociaux et culturels. Lesquelles ?
« Le service national a eu de lourdes répercussions sur les droits économiques, sociaux et culturels, notamment sur le droit à une éducation de qualité, à un travail décent, à un niveau de vie suffisant, en ce compris à un logement convenable, et à la vie privée et de famille. J’ai parlé avec des personnes d’Érythrée qui ont dû effectuer un service forcé pendant plus de 20 ans ou du travail forcé pendant plus de 15 ans. Pendant tout ce temps, elles n’ont pas pu choisir un métier ou une carrière, ne gagnaient pas assez pour nourrir une seule personne et encore moins une famille et ne pouvaient rendre visite à leur famille que pendant quelques jours, souvent une seule fois par an, si tant est que leur supérieur-e leur en donnait la permission. Pour échapper au service militaire, les femmes et les filles se marient souvent très jeunes et tombent enceintes alors qu’elles sont parfois encore enfants. Résultat, deux générations d’Érythréennes et d’Érythréens ont grandi sans leur père et les femmes doivent porter seules le lourd fardeau de l’éducation des enfants et de la subsistance économique de la famille. Le maigre solde que perçoivent les personnes astreintes au service tant militaire que civil confronte les familles à d’importantes difficultés financières. Cette situation porte gravement atteinte au droit des personnes érythréennes à un niveau de vie suffisant pour elles-mêmes et leurs familles, y compris au droit à une alimentation, un habillement et un logement convenables et à une amélioration constante des conditions de vie.
En plus, le programme du service national prive les jeunes Érythréennes et Érythréens de tout espoir d’un avenir meilleur et les empêche de poursuivre leur formation. Face à l’obligation pour tous les garçons et toutes les filles d’effectuer leur dernière année du cycle d’études secondaire à l’académie militaire de Sawa pour achever leur formation militaire, beaucoup d’élèves interrompent leur scolarité avant leur transfert à Sawa. Les maltraitances que les fonctionnaires militaires infligent continuellement aux élèves de Sawa, y compris sous la forme de harcèlement sexuel et de violences sexuelles contre les femmes et les filles, empiètent gravement sur le droit à une formation dans un environnement sûr et stimulant. Qui plus est, la qualité de l’éducation dispensée aux élèves à Sawa est insuffisante et la plupart n’obtiennent pas les notes requises pour suivre des études supérieures, si bien qu’on les enrôle directement pour le service militaire. Les enfants décrochent très tôt de l’école pour se cacher, pour fuir le pays ou pour contribuer aux revenus et aux moyens de subsistance de la famille. »
Que recommandez-vous aux États européens concernant le traitement des personnes réfugiées d’Érythrée ? Vous citez deux exemples positifs dans votre rapport : l’Allemagne et les Pays-Bas.
« Les personnes réfugiées d’Érythrée ont besoin et méritent de bénéficier d’une meilleure protection. Les États qui les accueillent devraient élaborer des stratégies et prendre des mesures pour les protéger. Il y a là une corrélation directe avec la reconnaissance de leur besoin de protection internationale et l’octroi du statut de personne réfugiée et d’autres statuts de protection pour les Érythréennes et les Érythréens. Aux Pays-Bas, le Conseil d’État, c’est-à -dire le tribunal administratif suprême du pays, a reconnu en 2022 que la composante militaire du service national violait l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et constituait à ce titre un motif suffisant d’octroi de la protection. En Allemagne, le Tribunal administratif fédéral a jugé que les personnes réfugiées et requérantes d’asile érythréennes ne pouvaient plus être contraintes de se procurer des papiers auprès de l’ambassade érythréenne pour avoir accès aux documents de voyage allemands, dans le but de les protéger de la pression et de la coercition fréquemment exercées par les fonctionnaires de l’ambassade et du consulat.
Je tiens à souligner qu’il est dangereux de renvoyer des personnes requérantes d’asile érythréennes dans leur pays d’origine, vu le risque élevé qu’elles soient exposées à des violations de droits humains à leur retour. La pratique des autorités érythréennes consistant à soumettre les personnes requérantes d’asile revenues au pays à des mises en détention arbitraires, à des interrogatoires et, dans certains cas, à la torture ou à la disparition forcée a été documentée en détail dans le cadre de mon mandat ainsi que par la commission d’enquête de l’ONU pour l’Érythrée. Pendant le conflit au Tigré, j’ai recensé plusieurs cas dans lesquels des personnes réfugiées qui avaient été refoulées d’Éthiopie ont été enrôlées de force et envoyées au front au Tigré. Le retour des Érythréennes et Érythréens n’est pas non plus indiqué en raison de l’insécurité et de l’instabilité qui règnent dans la région. Dans ce contexte et vu la situation catastrophique des droits humains dans le pays, les personnes réfugiées et requérantes d’asile d’Érythrée devraient recevoir une protection ainsi qu’un accès à tous les droits humains et aux services nécessaires dans leur pays de destination. Cela inclut le droit au travail, à l’éducation, à l’accès aux soins de santé et à un niveau de vie suffisant. »
Les personnes ayant fui l’Érythrée doivent souvent payer des taxes au gouvernement érythréen dans leur pays d’exil. Que recommandez-vous aux États européens concernant cette pratique ?
« Les Érythréennes et les Érythréens qui se trouvent à l’étranger ont pour obligation de payer une taxe dite “de la diaspora” ou taxe de reconstruction et de réhabilitation, représentant 2 % de leurs revenus totaux, à titre rétrospectif à compter de la date de leur départ. Si chaque État a le droit de taxer ses citoyennes et ses citoyens, y compris à l’étranger, ce système constitue toutefois par nature une mesure de contrainte qui conduit à l’abus de personnes érythréennes ayant besoin d’une protection. En cas de non-paiement de la taxe, les Érythréennes et Érythréens de la diaspora et leurs familles se voient refuser l’accès à l’ensemble des documents, attestations et services de base. Par ailleurs, les personnes érythréennes vivant à l’étranger sont victimes de chantage à travers la pression exercée sur leurs familles, à qui on dit par exemple que les autorisations d’exploitation, le règlement des successions ou encore les titres fonciers dépendent du paiement de la taxe par leur proche à l’étranger. La conséquence en est que les Érythréennes et Érythréens de la diaspora et leurs familles en Érythrée se voient directement ou indirectement refuser l’accès à leurs droits humains fondamentaux. Cet accès est conditionné au paiement de la taxe et à la signature d’une “déclaration de repentir” dans laquelle ces personnes doivent demander pardon à leur pays pour leur trahison. Dans certains cas, l’ordre de paiement de la taxe s’accompagne de menaces et d’intimidations.
J’encourage les États européens à enquêter dans le détail sur ces pratiques coercitives, y compris sous l’angle de la responsabilité pénale qui pourrait résulter des méthodes mises en œuvre, et je les invite instamment à protéger les Érythréennes et les Érythréens de la contrainte exercée par les représentations diplomatiques et les fonctionnaires d’Érythrée. Une première mesure consiste à appeler les États à ne plus imposer aux personnes érythréennes qui pourraient avoir besoin d’une protection internationale de se procurer des documents auprès des ambassades et consulats d’Érythrée. Les Érythréennes et les Érythréens ayant droit à une protection ne devraient plus s’adresser aux représentations diplomatiques du pays pour pouvoir obtenir une protection et pleinement faire valoir leurs droits dans leur pays d’accueil. »
Vous n’avez pas pu vous rendre dans le pays faute de coopération du gouvernement érythréen, qui vous a refusé l’accès. D’où viennent les informations de votre rapport ?
« Depuis la création du mandat en 2012, ni mes prédécesseurs ni moi-même n’avons été autorisés par le gouvernement érythréen à entrer dans le pays. C’est très regrettable, car pour accomplir mon travail, il serait évidemment idéal que je puisse jauger la situation sur place, discuter avec les Érythréennes et les Érythréens qui vivent actuellement dans le pays et entrer en contact avec les autorités et institutions locales. À cause de ce manque d’accès, j’ai dû recourir à toute une série de méthodes et de sources pour pouvoir m’acquitter de mon mandat d’observation de la situation des droits humains en Érythrée. Je recueille des informations de première main en parlant avec des victimes et des témoins de violations de droits humains commises par les autorités érythréennes et en échangeant avec des Érythréennes et Érythréens ayant fui le pays et membres de la diaspora, ainsi qu’avec d’autres sources confidentielles. Je coopère en plus avec un grand nombre d’actrices et d’acteurs qui m’apportent des informations et un soutien précieux pour mon mandat, dont des organisations de la société civile, des organisations de l’ONU, des membres de la communauté diplomatique, des militantes et militants des droits humains, des universitaires, des scientifiques et d’autres spécialistes. Je rassemble également des documents et du matériel auprès d’un large éventail de sources confidentielles et ouvertes. Je vérifie chaque information et la compare avec plusieurs sources indépendantes. En plus, j’évalue la fiabilité des sources une par une et effectue une analyse impartiale des informations recueillies, conformément au code de conduite pour les titulaires de mandat au titre des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme. Ces méthodes ont pour but de garantir la qualité des informations recueillies et reproduites dans le rapport ainsi que l’indépendance et l’objectivité du mandat. »
Y a-t-il des signes permettant d’espérer qu’un dialogue puisse bientôt être amorcé entre le gouvernement érythréen et les autorités de l’ONU ?
« Bien que l’Érythrée soit membre du Conseil des droits de l’homme, la collaboration avec l’ONU et en particulier avec ses mécanismes de droits humains est mauvaise. Même dans le cadre de l’examen périodique universel (EPU), qui constitue pour le gouvernement érythréen le mode de collaboration approprié avec l’État sur les questions de droits humains, l’Érythrée n’a adopté que la moitié des recommandations émises en 2019 et n’a pas mis en œuvre la plupart des recommandations adoptées jusqu’ici. Dans le cadre de mon mandat, j’ai tenté sans relâche d’engager un dialogue constructif avec le gouvernement érythréen et envoyé plusieurs lettres et communications officielles. Les autorités érythréennes n’ont toutefois pas réagi à mes demandes de rencontre, de commentaires et d’informations en vue de la réalisation du rapport, sans parler de l’autorisation de me rendre dans le pays. Je continue d’espérer qu’elles reverront leur position et se déclareront prêtes à dialoguer sur la situation des droits humains. La seule chose qui m’intéresse, c’est de contribuer à l’amélioration des droits humains pour toute la population érythréenne. »