Interview et photographie : Barbara Graf Mousa, rédactrice à l’OSAR
Cihan Dilber, pouvez-vous nous donner un bref aperçu de votre vie en Suisse ?
Cihan Dilber : « Je vis en Suisse depuis quatre ans avec ma femme et mon fils. Les deux premiers mois, nous étions au centre fédéral pour requérants d’asile de Boudry, dans le canton de Neuchâtel. Jusqu’à ce que la décision soit rendue, nous pensions être envoyé-e-s dans la région francophone. Mais nous avons finalement été transféré-e-s vers un canton de Suisse alémanique, où nous avons vécu pendant trois mois et demi dans une maison meublée d'uncharmant petit village. »
Quelle autorisation de séjour avez-vous obtenu ?
« Nous avons obtenu un permis B dès le départ. Depuis septembre 2019, nous vivons dans la commune à laquelle nous avons été attribuée. Notre fils est entré en première classe à l’école primaire. Ma femme et moi avons commencé à suivre des cours d’allemand de niveau A1. C’est une nouvelle aventure qui a commencé pour nous. »
Vous avez étudié le droit à Ankara et travaillé de nombreuses années en tant que procureur à un poste élevé. Devez-vous recommencer à zéro sur le plan professionnel en Suisse ?
« Au début, mon objectif était d’étudier et de travailler dans le domaine social ou celui de l’asile, mais je n’ai pas été soutenu par le service social de notre commune. Même le cours d’allemand le plus simple n’était subventionné que jusqu’au niveau B1. Pour financer mon cours d’allemand B2, j’ai fini par chercher de l’aide moi-même auprès de fondations et d’associations. Cela a fonctionné, mais j’ai perdu un temps précieux : une année en tout. Il est important d’avoir un bon niveau de langue pour travailler dans le domaine social. Lorsque mes propositions de formation ont été refusées, elles aussi, j’en ai eu assez de fournir des explications supplémentaires et de faire des demandes écrites. J’étais démotivé. »
Qu’avez-vous fait ensuite ?
« Quand j’ai compris que je ne pourrais pas suivre de formation dans le domaine social au niveau que je souhaitais, je me suis reconverti dans l’informatique. J’avais déjà trouvé un emploi à temps partiel comme agent de numérisation de documents au Bürgerspital de Bâle et j’ai donc continué sur cette voie. J’ai aussi cherché moi-même un cours en ligne. J’ai suivi une formation de testeur de logiciels AQ, pour laquelle j’ai dû acquérir de très bonnes connaissances en informatique. En tant que testeur de logiciels AQ, je vérifie si un nouveau logiciel est apte à être utilisé. Pour cela, je dois établir un plan de manière autonome et réfléchir à des exemples de tests appropriés, puis les programmer et les exécuter. »
Êtes-vous actuellement à la recherche d’un emploi en tant que testeur de logiciels ?
« Oui, mais comme c’est un nouveau domaine de travail pour moi c’est difficile. »
Votre expérience en tant qu’opérateur de numérisation de documents vous y aide-t-elle ?
« Mon contrat avec l’hôpital court jusqu’à fin octobre 2023. Malheureusement, ce travail n’a pas beaucoup contribué à améliorer mes connaissances en allemand, car il ne nécessite pas beaucoup de communication. J’ai toutefois appris à connaître le marché et l’environnement de travail suisses et, inversement, l’employeur a également appris à me connaître. C’est important pour moi. En effet, l’ensemble de mes collègues, réfugié-e-s ou suisses, m’ont dit qu’il était très important d’obtenir un premier emploi, car l’attestation ou le certificat de travail jouent un rôle crucial lors de la recherche d’un nouvel emploi.
Après ces expériences, vous êtes-vous fixé d’autres objectifs ?
« Je voudrais travailler à plein temps et voler de mes propres ailes sans recourir à l’aide sociale. Naturellement, j’aimerais travailler dans un domaine où mes connaissances et mon expérience de la migration sont demandées. Je serais ainsi plus utile à la Suisse et à la population. »
Quelle est votre impression de la Suisse ? Qu’est-ce qui vous plaît, qu’est-ce qui paraît plutôt difficile ?
« Ma première impression de la Suisse a été très positive. Malgré toutes les difficultés et les traumatismes que nous avons vécus avec ma famille, je suis heureux ici. Je me sens libre et surtout en sécurité avec mes proches. J’ai constaté qu’il existe des personnes bonnes et serviables dans tous les pays. Le principal, c’est de continuer son chemin sans abandonner et de ne pas se laisser abattre par les expériences et les exemples négatifs. J’aime aussi le calme, l’ordre, la propreté et la ponctualité qui règnent en Suisse. Pour moi, le plus difficile, c’est bien sûr le suisse-allemand. »
En Suisse, les cantons sont responsables du processus d’intégration sociale et professionnelle des personnes réfugiées. La Confédération leur verse un forfait de 18 000 francs par an pour chaque personne réfugiée. Les cantons et les communes se différencient toutefois dans la manière d’apporter ces aides. Quelles sont vos expériences en la matière ?
« Le fait que tout change en fonction de la personne chargée du dossier, de la commune ou du canton, m’a beaucoup étonné. J’aimerais qu’il y ait une norme minimale. Honnêtement, je ne m’attendais pas à ce que des individus aient une telle marge d’appréciation. Ils peuvent prendre des décisions susceptibles de modifier radicalement, prolonger ou même raccourcir le processus d’intégration. » Il sourit et ajoute : « Mais si la personne réfugiée est patiente et continue à chercher par elle-même, elle pourra certainement trouver une personne ou une fondation qui l’aidera. C’est aussi quelque chose de précieux et de positif dans ce pays, je trouve. »
D’autres personnes réfugiées font-elles des expériences similaires dans leur processus d’intégration ?
« Oui, les différentes expériences d’intégration sont toujours un sujet important lorsqu’on se rencontre entre nous, ainsi qu’au Parlement des réfugiés, auquel je participe depuis 2021. Les divergences de pratiques suscitent des inquiétudes parmi les personnes réfugiées, qui veulent aller là où les exemples sont positifs. Elles demandent alors à changer de commune ou de canton ; mais ce n’est pas si simple et cela prend du temps. »
Depuis quelques mois, vous avez également rejoint l’équipe de formation de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR). Quel est votre rôle ?
« Lorsque l’OSAR organise un événement public ou un cours sur la Turquie, je donne une conférence. Je parle de ma vie avant, pendant et après avoir quitté mon pays. J’explique la situation en Turquie et les répercussions sur la population. Lors des cours ou des formations continues pour adultes et jeunes, je raconte mon exil et partage mes expériences en tant que personne requérante d’asile et réfugiée reconnue en Suisse. J’aime participer à la vie sociale et entrer en contact avec de nouvelles personnes. C’est un plaisir d’apprendre quelque chose de nouveau à chaque rencontre et de contribuer même modestement à une meilleure compréhension mutuelle. »
Qu’est-ce qui est important pour vous dans la vie ?
« Ce qui compte pour moi, c’est que les bonnes actions se multiplient et que les belles personnes poursuivent leur combat ensemble. Je veux que tous les êtres humains soient considérés comme égaux et aient les mêmes droits, indépendamment de leur religion, de leur race, de leur origine, de leur nationalité ou de la couleur de leur peau. Si quelque chose d’utile et de beau est fait, ne serait-ce que pour une seule personne, alors je pense que tous ces efforts valent la peine. Nous devrions poursuivre la lutte en nous concentrant sur les processus plutôt que sur les résultats. Dans le monde si sombre d’aujourd’hui, il est très important de donner de l’espoir, ne serait-ce qu’à une seule personne. »