Chaque demande et chaque formulaire supplĂ©mentaire fait perdre un temps prĂ©cieux. La pression psychologique et le stress intĂ©rieur sont presque insupportables, mais F.D.* nâest pas du genre Ă se plaindre : « Je suis si contente et reconnaissante de pouvoir vivre ici et dâavoir obtenu un emploi fixe. La Croix-Rouge et lâOrganisation suisse dâaide aux rĂ©fugiĂ©s mâaident Ă remplir les demandes et les formulaires. Maintenant, je ne quitte plus mes enfants des yeux », sourit modestement lâintĂ©ressĂ©e. Cette femme de 49 ans en a passĂ© huit Ă chercher ses enfants et son mari. Dans son lieu d'origine, il n'y avait ni accĂšs Internet, ni raccordement tĂ©lĂ©phonique Ă lâĂ©poque oĂč elle a dĂ» fuir ; elle ne pouvait donc pas procĂ©der Ă des recherches par ces moyens. Sans jamais se dĂ©courager, elle a personnellement pris contact avec toutes les communautĂ©s de la diaspora en Suisse et en Europe et sâest rendue trois fois Ă proximitĂ© de son pays dâorigine. « Partout, jâai visitĂ© les localitĂ©s et les fĂȘtes de mes compatriotes, parlĂ© Ă tout le monde, distribuĂ© beaucoup de flyers, afin que tout le monde soit au courant de mes recherches », tĂ©moigne-t-elle. Fin 2019, une connaissance sâest effectivement annoncĂ©e ; elle avait entendu dire que trois enfants de 9, 14 et 17 ans en provenance de leur rĂ©gion sâĂ©taient rendus dans un pays voisin ! De joie, F.D. en a eu les larmes aux yeux : « DĂ©but fĂ©vrier 2020, jâai tĂ©lĂ©phonĂ© Ă mes enfants pour la premiĂšre fois, câĂ©tait un moment indescriptible, pendant toute la conversation, on pleurait tous les quatre de joie et de soulagement. » Depuis, ils se tĂ©lĂ©phonent une fois par semaine. Mais entre-temps, les enfants lui posent tout le temps la mĂȘme question lancinante : « Maman, quand va-t-on enfin se revoir ? » Ils sont maintenant en sĂ©curitĂ© avec la connaissance qui les a retrouvĂ©s. Cette personne, qui a elle-mĂȘme de la famille et une petite boutique de souvenirs, nâa pas de temps Ă leur consacrer, ni les moyens de les entretenir. F.D. lui fait parvenir de lâargent par le truchement de compatriotes qui voyagent. Les jeunes ne sont ni scolarisĂ©s, ni occupĂ©s ou pris en charge d'une maniĂšre adaptĂ©e Ă leur Ăąge. Ils ignorent oĂč se trouve leur pĂšre. F.D. nâa pas non plus rĂ©ussi Ă le savoir.
Les critĂšres remplis
« F.D. est indĂ©pendante dĂ©jĂ depuis 2017 et nâa pratiquement plus besoin de conseils », dĂ©clare lâassistante de la Croix-Rouge Suisse (CRS) Kerstin Lötscher. « Quand elle est arrivĂ©e dans mon bureau en fĂ©vrier 2020, jâai su quâil sâagissait de quelque chose de trĂšs important. » En effet, F.D., qui avait obtenu lâadmission provisoire en tant que rĂ©fugiĂ©e en juin 2015 suite Ă un recours, demande de l'aide pour formuler une demande urgente de regroupement familial auprĂšs de l'office cantonal de la population et des migrations. Dans lâintervalle, elle remplit les critĂšres stricts imposĂ©s aux titulaires dâune admission provisoire pour avoir droit au regroupement familial, notamment la maĂźtrise dâune langue nationale, un appartement assez grand pour la famille et lâindĂ©pendance Ă©conomique. Câest quâelle perçoit depuis 2018, avec un poste fixe Ă 90 pour cent, le plus haut revenu possible en Suisse, compte tenu de son niveau de formation et de son expĂ©rience professionnelle. « Son employeuse est trĂšs satisfaite dâelle. Elle soutient le regroupement familial et serait prĂȘte Ă lâarranger avec la planification des horaires. F.D. pourrait ainsi sâoccuper elle-mĂȘme de ses enfants en Ăąge de scolaritĂ©, sans devoir rĂ©duire son temps de travail », explique Kerstin Lötscher. Elle ajoute que les deux cadets intĂ©greront tout de suite lâĂ©cole de leur lieu de domicile et que la fille majeure est inscrite Ă des cours d'allemand Ă l'universitĂ© populaire la plus proche. Lâemployeuse a en outre proposĂ© dâaider les jeunes Ă acquĂ©rir rapidement la langue.
Les dĂ©lais sont la seule chose que F.D. ne peut pas respecter. Il y a une bonne raison Ă cela. AprĂšs trois ans dâattente, les titulaires dâune admission provisoire doivent adresser une demande de regroupement dans les douze mois pour les enfants de plus de douze ans. Kerstin Lötscher demande conseil au service juridique de lâOrganisation suisse dâaide aux rĂ©fugiĂ©s (OSAR). Elle sollicite une expertise et un examen du projet de requĂȘte. La juriste de lâOSAR Angela Stettler en arrive Ă la conclusion que F.D. remplit les exigences Ă©conomiques pour un regroupement et que dâimportantes raisons familiales sur lesquelles lâintĂ©ressĂ©e nâa aucune prise justifient le retard pris. « En lâoccurrence, le bien-ĂȘtre de lâenfant et le droit Ă une vie familiale devraient primer ; car la famille a Ă©tĂ© sĂ©parĂ©e Ă cause de la fuite », estime la juriste. Pleine dâespoir, F.D. adresse sa demande en mars 2020 : « Je fais confiance Ă la CRS et Ă lâOSAR, mais je suis quand mĂȘme un peu stressĂ©e et inquiĂšte pour mes enfants », commente lâintĂ©ressĂ©e.
ĂloignĂ©s de la rĂ©alitĂ©
Ce que le prĂ©avis nĂ©gatif des autoritĂ©s cantonales laisse craindre en automne 2020 est finalement confirmĂ© en fĂ©vrier 2021 avec la prise de position accablante des autoritĂ©s fĂ©dĂ©rales au sujet de la demande de F.D. : les motifs de persĂ©cution invoquĂ©s dans la procĂ©dure dâasile sont considĂ©rĂ©s comme « stĂ©rĂ©otypĂ©s, Ă©loignĂ©s de la rĂ©alitĂ© et fabriquĂ©s de toutes piĂšces », de mĂȘme que la recherche des enfants, la fuite et les retrouvailles, telle quâelles ont Ă©tĂ© Ă©voquĂ©es dans la prĂ©sente demande de regroupement familial. Les autoritĂ©s estiment en outre que le lieu oĂč sĂ©journent actuellement les enfants ne nuit pas Ă leurs intĂ©rĂȘts et quâen raison de leur jeune Ăąge, une intĂ©gration en Suisse Ă©quivaudrait Ă un nouveau dĂ©racinement. Par ailleurs, la mandante doit impĂ©rativement prouver quâelle a le droit de garde exclusif.
« Cette rĂ©ponse met F.D. Ă la torture ; pour nous, elle est simplement incomprĂ©hensible », commente Kerstin Lötscher. La juriste de lâOSAR Angela Stettler conseille dâadresser immĂ©diatement un recours Ă lâaide du service de consultation juridique du canton concernĂ©. « Bizarrement, relĂšve-t-elle, les autoritĂ©s remettent ainsi en doute la dĂ©cision prise en 2015 au sujet de la demande d'asile de F.D., Ă savoir la reconnaissance des motifs de fuite par le Tribunal administratif fĂ©dĂ©ral. » Dans le recours adressĂ© en mars 2021, F.D. exerce son droit Ă ĂȘtre entendue en prenant position sur tout ce qui lui est reprochĂ© et joint Ă son courrier une lettre de lâun de ses enfants. Puis elle traverse Ă nouveau une pĂ©riode dâattente pleine dâangoisse : « Mes enfants, mon travail et les gens aimables ici mâaident Ă ne pas dĂ©sespĂ©rer. »
*anonymisé
Vivre ensemble est un droit. Pour les familles réfugiées aussi.
Le regroupement familial est une voie lĂ©gale permettant aux personnes particuliĂšrement vulnĂ©rables telles que les femmes et les enfants dâobtenir un accĂšs sĂ»r Ă une protection. Les voies dâexil illĂ©gales sont dangereuses ; elles coĂ»tent la vie Ă beaucoup de personnes et prĂšs de 80 pour cent des femmes fuyant seules subissent des violences sexuelles.