Christina von Gunten, avocate à l’OSAR
Les personnes qui ont fui une guerre civile, ont tout perdu, ont vu et survécu à la mort et ont assisté à l’expulsion de proches et de connaissances, reçoivent en vertu du droit suisse une décision d’asile négative et une admission provisoire sous forme de permis F, en tant que personne étrangère. Les exigences quant aux preuves à fournir pour justifier d’une persécution individuelle sont trop élevées et les personnes originaires de pays en guerre civile, comme l’Afghanistan ou la Syrie, ne sont pas reconnues en tant que personnes réfugiées. Si la population est exposée « par hasard » à des actes de guerre tels que l’exécution de proches, la destruction d’habitations ou à des bombardements, la Suisse considère ces faits comme des « répercussions douloureuses de la guerre ». Ces « retombées fortuites non ciblées » en temps de guerre ou de guerre civile, telles que qualifiées par le Tribunal administratif fédéral, conduisent toutefois à une décision d’asile négative et à une simple admission provisoire en tant que personne étrangère. Pourquoi considérer les personnes qui ont fui une guerre civile comme des personnes réfugiées uniquement si les bombes tombent de manière ciblée ? Pourquoi un homme ayant fui l’Afghanistan en raison de persécutions individuelles, et de ce fait reconnu comme réfugié, peut-il faire venir sa famille, alors qu’un autre ayant fui la guerre civile dans le même pays doit laisser derrière lui sa femme et ses enfants ?
Des droits égaux pour toutes les personnes bénéficiant d’une protection
Les personnes réfugiées reconnues et au bénéfice d’un permis B ont le droit de faire venir leur famille sans autre condition, tout comme les personnes bénéficiant du statut de protection S originaires d’Ukraine. La situation est toutefois différente pour celles qui ont fui une guerre civile : leur famille doit rester dans la région en guerre jusqu’à ce que la conjointe ou le conjoint, qui se trouve en Suisse, ait appris une langue nationale, trouvé un emploi et gagne suffisamment pour ne pas recourir à l’aide sociale après le regroupement familial. En outre, elles doivent avoir loué un logement suffisamment grand, inscrit leur conjointe ou conjoint à un cours de langue et respecter le délai d’attente légal de trois ans.
Par conséquent, les revers de cette pratique sont supportés par les conjointes ou conjoints et les enfants mineur-e-s dans le pays en guerre parce que le quitter est légalement impossible, trop dangereux et trop coûteux. Il est inhumain de soumettre le regroupement familial espéré chaque jour par les personnes ayant fui la guerre civile à des conditions qui ne peuvent être remplies qu’après des années et souvent difficilement, voire pas du tout. En Suisse, le regroupement se limite la famille nucléaire, c’est-à -dire aux enfants mineur-e-s et à la conjointe ou au conjoint. Les parents, grands-parents ou autres membres de la famille ne peuvent donc pas en faire l’objet.
Il est absurde que des règles différentes soient appliquées en matière de regroupement familial pour les personnes réfugiées reconnues, les personnes réfugiées admises à titre provisoire, les personnes étrangères admises provisoirement et les personnes bénéficiant du statut de protection S. Toute personne qui se trouve en Suisse, sans possibilité de rentrer dans son pays, a besoin que ses droits fondamentaux soient respectés et que des perspectives lui soient ouvertes. Les familles doivent être protégées, quelle que soit la raison justifiant leur besoin de protection.
Savoir sa famille en sécurité
Les craintes légitimes pour la sécurité de sa famille sont un frein à l’intégration. En effet, qui peut se concentrer sur l’apprentissage d’une nouvelle langue ou sur un nouveau travail en sachant sa famille en pleine guerre civile ?
Tout le monde peut comprendre l’importance de la famille et la nécessité de la protéger. Pourquoi ne traitons-nous pas les personnes ayant fui une guerre civile comme nous aimerions être traité-e-s ? Le principe de l’unité de la famille et le droit au respect de la vie privée et familiale sont prévus par l’article 13 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse et par plusieurs conventions relatives aux droits humains. Le regroupement familial est toutefois rendu très difficile par les bases légales existantes et la pratique restrictive des autorités.
Strasbourg demande également l’assouplissement des critères
La Suisse est trop stricte en matière de regroupement familial pour les personnes admises à titre provisoire, comme le confirment l’arrêt concernant l’affaire M.A. c. Danemark n° 6697/18 rendu le 9 juillet 2021 par la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg (CourEDH) et l’arrêt du Tribunal administratif fédéral F-2739/2022 du 24 novembre 2022. Si toutes les autres conditions sont remplies, le délai d’attente de trois ans doit être désormais réduit de moitié. Mais ce délai d’attente n’est que l’un des nombreux critères requis.
Selon un arrêt de la CourEDH (B.F. c. Suisse, n° 13258/18 du 4 juillet 2023), les personnes réfugiées admises à titre provisoire peuvent, dans certaines circonstances, faire venir leur famille, notamment en cas de dépendance à l’aide sociale sans faute de la part de la personne concernée. La Cour estime qu’il ne peut être attendu des personnes réfugiées qu’elles « fassent l’impossible ». La CourEDH a conclu que la Suisse avait violé le droit à la vie privée et familiale tel que défini à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) dans trois cas, car les personnes réfugiées admises à titre provisoire sachant qu’elles avaient fait leur possible pour accéder à l’indépendance financière. L’exception autorisant le regroupement familial dans certaines circonstances en cas de dépendance à l’aide sociale sans faute de la part de la personne concernée ne s’applique pas aux personnes qui ont fui une guerre civile. Selon la pratique suisse, elles ne peuvent pas invoquer le droit à l’unité de la famille conformément à l’article 8 CEDH. Au vu des besoins de protection comparables et de la longue durée de séjour, cette distinction n’est pas justifiée. Du point de vue de l’OSAR, les considérations de la CourEDH doivent également s’appliquer aux personnes ayant fui une guerre civile. À défaut, les familles touchées par la guerre n’auront jamais la possibilité de se retrouver, lorsque la conjointe ou le conjoint ne parvient pas à gagner un revenu suffisant et que les autres conditions requises pour le regroupement familial ne sont pas remplies.
Que faut-il faire ?
Jusqu’à présent, trop peu d’avancées ont été réalisées dans la bonne direction. L’OSAR exige l’égalité en matière de droit au regroupement familial pour toutes les personnes bénéficiant d’une protection. La dépendance à l’égard de l’aide sociale et la durée de présence sur le territoire ne doivent plus être des critères pour les personnes au bénéfice d’un statut de protection. Dans le même temps, la Suisse devrait soutenir davantage les personnes bénéficiant d’une protection dans leur volonté de ne plus dépendre de l’aide sociale en supprimant les obstacles à l’accès au marché du travail, en épaulant les futures personnes employeuses et en investissant dans l’information et l’apprentissage des langues pour les personnes réfugiées.
Les personnes ayant fui la guerre doivent être traitées comme des personnes réfugiées. Force est de constater que les guerres civiles ne sont pas provisoires et peuvent même durer des décennies. La notion de « personnes étrangères admises provisoirement » est difficilement compréhensible et trompeuse, notamment pour les potentielles personnes employeuses. Il est nécessaire d’adapter la loi et de créer un statut de protection humanitaire, comme l’OSAR le préconise depuis longtemps.
Le regroupement familial doit être accordé sans autre condition à toutes les personnes bénéficiant d’une protection, car vivre ensemble est un droit, pour les familles réfugiées aussi.