Adriana Romer, juriste de l’OSAR
La riche Europe ne veut plus offrir de protection aux personnes déplacées et persécutées. Pourtant, seule une infime partie des personnes en quête de protection dans le monde entier demande l’asile en Europe. En effet, 70 % des personnes réfugiées restent dans les pays voisins. Ainsi, la majorité des deux millions et demi de personnes qui ont fui le Soudan se sont réfugiées dans les pays voisins tels que le Soudan du Sud, l’Ouganda, le Tchad, l’Éthiopie et le Kenya. Parmi celles qui tentent malgré tout de rejoindre l’Europe, nombre d’entre elles meurent sur le chemin de l’exil ou se voient refuser l’entrée sur le vieux continent, car se défendre compte davantage pour les gouvernements européens que les vies humaines. Dans ce contexte, il est de plus en plus souvent question de pays d’origine ou d’États tiers sûrs.
Sécurité présumée dans les États tiers
Par pays d’origine sûrs, on entend les pays dont les ressortissant-e-s ne risquent pas d’être persécuté-e-s. En Suisse, ces pays sont inscrits sur une liste réexaminée régulièrement par le Conseil fédéral. Les critères retenus sont la stabilité politique, le respect des droits humains, l’évaluation des autres membres de l’UE/AELE et du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) ainsi que d’autres spécificités de chaque pays.
Les États tiers ne sont, quant à eux, ni le pays dans lequel une personne se trouve, ni son pays d’origine. En théorie, tous les autres pays pourraient donc être considérés comme des États tiers. Dans le domaine de la migration, il s’agit généralement du pays vers lequel une personne requérante d’asile doit être envoyée à des fins d’évaluation de son besoin de protection ou du pays qui lui a déjà accordé une telle protection.
La Suisse dispose également d’une liste des États tiers sûrs définie par le Conseil fédéral, sur laquelle figurent tous les membres de l’UE/AELE. Les critères permettant d’identifier un États tiers sûr sont la ratification et le respect de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés (CR) ou de normes juridiques équivalentes ainsi que la stabilité politique et le respect des principes de l’État de droit.
Mais les renvois, dont il est surtout question, peuvent également être effectués vers d’autres États tiers. Lors d’un renvoi vers un autre États tiers que ceux considérés comme sûrs au sens de la loi sur l’asile, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) doit procéder à un examen au cas par cas. Il doit alors vérifier si la personne requérante d’asile a séjourné dans l’État tiers en question, s’il y existe une protection effective contre le renvoi vers son pays d’origine et s’il existe un accord de réadmission.
Pour une personne requérante d’asile, la possibilité d’être envoyée vers un État tiers présumé sûr a des conséquences importantes. En principe, le SEM n’examine pas une demande d’asile lorsqu’une personne peut retourner dans un État tiers réputé sûr. Pour de tels pays, il est présumé que la sécurité y est garantie. Cependant, dans certains cas, la présomption de sécurité peut être révoquée si des moyens de preuve démontrent que la personne risque de subir des violations des droits humains dans le pays en question. Du point de vue de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), il est inadmissible et inacceptable de renvoyer des personnes vers un pays où elles ne bénéficient d’aucun soutien. Dans des pays comme la Grèce, la Bulgarie, la Croatie et l’Italie, l’accès au système de santé, l’intégration et la scolarisation sont difficiles. Les hommes, les femmes et les enfants concerné-e-s risquent très probablement de s’y retrouver sans abri. C’est pourquoi l’OSAR s’oppose au transfert des personnes ayant droit à une protection vers ces États tiers présumés sûrs.
Externalisation : loin des yeux, loin du cœur
Le concept de coopération avec les États tiers et leur définition d’un État tiers sûr n’est pas seulement appliqué par la Suisse, mais aussi par d’autres pays européens. La tendance européenne à l’externalisation des procédures d’asile vers des États tiers s’avère inquiétante, car elle consiste à déplacer les personnes en quête de protection et leurs procédures d’asile vers des pays situés en dehors de l’Europe.
La déclaration UE-Turquie de 2016 illustre cette situation. Malgré sa légalité et son applicabilité douteuses dès le début, l’UE a maintenu son application. Dans le cadre de cette déclaration, la Grèce a classé la Turquie comme État tiers sûr pour les personnes en quête de protection originaires de Syrie, d’Afghanistan, du Pakistan, du Bangladesh et de Somalie. Celles qui entrent dans l’UE depuis la Turquie en provenance de ces pays doivent être renvoyées vers la Turquie sans examen du contenu de leur demande d’asile. Or, la Turquie refuse depuis trois ans de réadmettre les personnes en quête de protection. Pourtant, les demandes d’asile des personnes originaires de ces pays ne sont pas examinées par la Grèce. L’accès à la protection leur est refusé et des milliers de personnes se retrouvent ainsi dans les limbes.
L’idée du gouvernement britannique de délocaliser les procédures d’asile vers le Rwanda émane du même livre de recettes. En avril 2022, l’accord avec le Rwanda, par lequel le Royaume-Uni veut s’affranchir de l’examen des demandes d’asile et de l’accueil des personnes ayant droit à une protection, a été annoncé. La question de la conformité de cet accord avec l’État de droit est depuis lors débattue devant les tribunaux. La Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) examine le recours d’un demandeur d’asile contestant son expulsion vers le Rwanda, au motif que celle-ci viole ses droits conformément à l’article 3 de la CEDH (interdiction de la torture). En juin 2022, la Cour a rendu une décision provisoire très remarquée et stoppé ainsi le premier vol d’expulsion vers le Rwanda. Les tribunaux nationaux devaient d’abord examiner le risque de violation de l’interdiction de la torture et évaluer le fait que le Rwanda se trouve en dehors du domaine judiciaire de la Convention des droits de l’homme. Le 29 juin 2023, la Cour d’appel britannique a statué qu’il y avait des raisons valables de croire que les personnes requérantes d’asile envoyées vers le Rwanda risquaient une violation de l’article 3 de la CEDH. La Cour a rappelé le passé du Rwanda, les préoccupations importantes du HCR et les réalités factuelles de la procédure d’asile actuelle au Rwanda.
Au Danemark aussi, le Parlement a approuvé en juin 2021, à une large majorité, une modification de la loi sur les personnes d’origine étrangères afin que les procédures d’asile se déroulent à l’avenir en dehors du territoire danois. Ces projets sont pour l’instant gelés au profit d’une approche européenne commune.
Même en Suisse, une motion, symbolique sur le plan politique mais impossible à mettre en œuvre dans les faits, a été adoptée par le Conseil des États. Celle-ci demande le « rapatriement des requérants d’asile érythréens déboutés » vers un Etat tiers, par exemple le Rwanda.
Adieu à la protection des personnes réfugiées
Tous ces plans ont un point commun : les pays européens riches veulent se débarrasser du « fardeau » des personnes indésirables. Peu importe les conditions et les perspectives qui attendent les personnes réfugiées envoyées loin de l’Europe et ce que cela signifie pour les pays concernés.
Les idées, pour l’instant difficiles à mettre en œuvre, de certains gouvernements doivent à l’avenir prendre forme au travers d’une loi européenne. Lors du Conseil européen extraordinaire qui s’est tenu en février 2023, les chef-fe-s d’État et de gouvernement de l’Europe ont convenu que le concept d’États tiers sûrs devait être utilisé davantage. L’Agence de l’Union européenne pour l’asile (AEEA) élabore actuellement des lignes directrices. La réforme du régime d’asile européen commun (RAEC) vise à abaisser largement les critères en vigueur pour les États tiers sûrs afin de faciliter l’utilisation d’un tel concept et de légaliser les approches discutables sur le plan juridique. Le concept d’État tiers sûr se voit ainsi de plus en plus vidé de sa substance.
La première et souvent la seule question qui se posera aux frontières extérieures de l’Europe ne sera pas de savoir pour quelles raisons une personne requérante d’asile a pris le chemin de l’exil, mais par quel État tiers sûr elle est arrivée. L’accès à la protection en Europe deviendra ainsi encore plus difficile. C’est indigne de l’UE, lauréate du prix Nobel de la paix.
En coopérant avec des pays comme la Libye, la Tunisie ou la Turquie, l’Europe se livre, sans en avoir pourtant besoin, à la dépendance et au chantage d’États de non-droit. Les personnes seront envoyées si loin que ni elles, ni leurs droits ne seront plus visibles ou audibles. L’Europe se soustrait à la responsabilité de son fondement : la Convention européenne des droits de l’homme.